En 2001 une chercheuse américaine nommée Saras Sarasvathy publie les conclusions d’une étude qu’elle a démarrée en 1997 pour comprendre le processus décisionnel des entrepreneurs.
Pour mener à bien ses travaux, elle met à l’épreuve 27 entrepreneurs chevronnés et leur demande non pas de raconter leurs succès, mais de résoudre des problèmes complexes du même acabit que ceux auxquels les entrepreneurs font face chaque jour.
Ses conclusions vont mettre en lumière 5 principes, regroupés sous le nom d’effectuation, principes qui décrivent comment pensent, décident et agissent vraiment les entrepreneurs pour créer de nouvelles opportunités et naviguer dans l’incertitude.
Les travaux de Saras Sarasvathy vont offrir un contrepoint à l’approche causale et au modèle cartésien prédictif qui nous sont transmis depuis plus de 4 siècles et qui dominent encore — pour l’instant —le monde de l’entreprise et le management.
Au passage, elle va démonter beaucoup d’idées reçues : non les entrepreneurs ne sont pas des super-héros visionnaires, ils ne sont pas non plus des têtes brûlées qui prennent tous les risques et non ils ne passent pas leur temps à essayer de prévoir l’avenir pour s’y adapter. Alors comment font-ils ?
Lorsqu’ils essaient de résoudre un problème dans un environnement incertain, les entrepreneurs chevronnés partent de 3 choses : qui ils sont (eux), ce qu’ils connaissent (leur savoir & compétences) et qui ils connaissent (leur réseau).
Autrement dit, ils tirent pleinement partie des ressources à leur disposition et déterminent un but atteignable avec ces ressources. On pourrait résumer ce principe à “faire avec ce qu’on a, ici et maintenant”.
L’entrepreneur va donc, à partir des ressources dont il dispose, devoir faire preuve de créativité pour produire un résultat qui n’est pas prédéfini. Au lieu d’attendre que les planètes (et les financements) s’alignent pour commencer à agir.
Dans des environnements complexes et incertains, les entrepreneurs raisonnent en perte acceptable plutôt qu’en retour sur investissement. Il est plus facile pour eux, dans cette phase d’émergence de solutions, de déterminer la perte envisageable pour avancer, que d’imaginer précisément ce qu’ils vont gagner.
L’entrepreneur, pour une perte acceptable donnée va essayer de maximiser le gain. Contrairement par exemple au banquier qui, pour un gain espéré, va essayer de minimiser le risque. On observe clairement, au travers de ce principe, la différence de posture entre les entrepreneurs qui sont des “Success Seekers”, là où les banquiers sont des “Failure Avoiders”.
Ce principe induit en outre un changement de posture vis à vis du risque et de l’échec : raisonner en perte acceptable rend aussitôt tout projet plus actionnable à court terme, là où la peur du risque est inhibitrice.
Les entrepreneurs coopèrent et négocient avec d’autres (les parties prenantes) pour faire avancer le projet vers un nouveau but, encore inconnu jusque là.
Puisqu’avec l’effectuation on cherche à produire de nouveaux effets à partir des moyens à disposition, il y a deux façons de faire progresser le projet : trouver de nouvelles ressources ou imaginer de nouveaux effets. Et cela ne se produit qu’au travers des interactions sociales de l’entrepreneur avec son environnement.
C’est le principe du patchwork, activité hautement sociale qui consiste à se rassembler et à coudre ensemble des morceaux de tissu apportés par chacun, sans présager du motif qui sera produit à la fin.
Ainsi, avec ce principe, les parties prenantes peuvent apporter de nouvelles ressources (du temps, de l’argent ou du matériel par exemple) ou vont participer pleinement à la construction de la solution (en co-construisant le produit ou en devenant revendeur ou distributeur par exemple). Et ce faisant, elles permettent de réduire la perte acceptable grâce à leur engagement et donc aussi de partager le risque.
Saras Sarasvathy a pu observer que les entrepreneurs chevronnés sont à la fois lucides, pragmatiques et opportunistes.
Lucides parce qu’ils savent que beaucoup de choses peuvent perturber leur action (incidents, aléas, surprises stratégiques bonnes ou mauvaises, etc.).
Pragmatiques et opportunistes parce qu’ils arrivent non seulement à saisir des opportunités lorsqu’elles se présentent mais ils arrivent aussi à transformer les événements négatifs en opportunités.
Et comme le but évolue à mesure que le projet avance, il n’est pas difficile pour eux de réajuster ce but lorsqu’une surprise survient.
C’est un principe qui nous montre, une fois encore, que l’entrepreneur doit mobiliser toute sa créativité pour retourner un désagrément en avantage stratégique.
Ce cinquième principe dit, en substance, que les entrepreneurs cherchent avant tout à créer l’avenir plutôt qu’à essayer de le prévoir (ce qui n’est de toute façon pas possible dans un monde aussi complexe que le nôtre).
Le principal focus de l’entrepreneur est donc l’action créatrice. L’avenir n’est pas quelque chose qu’on doit anticiper et prévoir pour s’y adapter, mais quelque chose que l’on doit créer chaque jour.
La contrainte rend créatif et les 5 principes de l’effectuation soulignent l’importance de la créativité et de l’action dans le processus effectual.
Toute créativité s’exprimant au travers d’une contrainte, la contrainte dans l’effectuation n’est pas imposée par un objectif précis à atteindre mais par l’incertitude et la subjectivité des décisions prises.
Le modèle mental effectual utilise l’incertitude comme atout pour mobiliser sa créativité là où le modèle mental causal la voit comme une menace.Avec le modèle mental causal, le point de départ est la précision de la vision, de l’objectif. Les causaux pensent “tant qu’on ne sait pas précisément où on va, on ne risque pas d’y arriver” et ils mobilisent leur énergie dans la définition fine de l’objectif (qui peut s’écrouler au moindre aléa) et dans le choix de la trajectoire pour y arriver. Une posture qui mobilise des aptitudes d’analyse, de prévision, de rationalisation et d’optimisation.
Avec le modèle mental effectual, le point de départ est l’incertitude et la créativité est mobilisée pour ouvrir le champ des possibles. C’est l’interaction ensuite avec les parties prenante qui va permettre de refermer des options : le projet se clarifie à mesure qu’il avance et que les autres s’y engagent. En clair les effectuaux pensent “je ne sais pas encore où je vais mais le meilleur moyen de le savoir c’est d’y aller”.
Ni méthode ni outil, l’effectuation est bien avant tout une posture individuelle, une vision du monde, tournée vers l’action, l’ancrage dans le réel — au lieu de la projection dans ce qui pourrait être — et basée sur la confiance.
En tant que profil plus effectual que causal, j’ai très tôt identifié l’importance de la confiance pour un profil comme le mien. J’ai concentré mes efforts depuis 2011 sur le développement de ce modèle mental effectual chez les entrepreneurs et intrapreneurs que j’accompagne, notamment dans notre programme Explore. Plus j’avance dans cette démarche plus il m’apparaît qu’un 6e principe sous-tend les 5 autres, celui de la confiance.
En effet, chacun des 5 principes mis en lumière par Saras Sarasvathy sont sous-tendus, selon moi, par une forme ou une autre de confiance qu’il convient de développer a priori pour être capable de se mettre en mouvement.
J’ai confiance en mes aptitudes et mes compétences. Elles me suffiront à faire le premier pas.
Si je perds cette mise, j’ai suffisamment confiance en ma capacité à rebondir car je sais qu’il y aura des jours meilleurs.
Avec le troisième principe (“le patchwork fou”) on comprend qu’entreprendre nécessite de savoir rallier de nouvelles parties prenantes au projet et, ce faisant, de réduire l’incertitude en construisant un but commun et inter-subjectif.
En clair, on ne sait pas précisément où l’on va mais ce qui va émerger sera le fruit d’un travail entre parties prenantes du projet. On voit immédiatement pourquoi la confiance a priori est nécessaire pour activer ce principe : l’entrepreneur doit faire confiance aux parties prenantes qui vont rejoindre le projet pour dessiner ensemble le nouveau but.
J’ai confiance en ma capacité à rassembler et j’ai confiance en l’autre. Je crois en mon projet et si l’autre y croit aussi alors je peux construire avec lui.
Construire sa confiance en l’autre est aussi un long apprentissage. Car il ne s’agit pas, du jour au lendemain, de faire une confiance aveugle à quiconque croise notre route. Mais de développer un cadre dans lequel la confiance peut s’épanouir ou de se retirer sans remettre tout l’édifice en péril.
Avec le quatrième principe (“tirer parti des surprises”) on voit que l’opportunisme et la capacité à s’adapter à un aléa sont des qualités entrepreneuriales fortes.
Activer ce principe requiert de cultiver la confiance en sa créativité (créer encore quelque chose de nouveau à partir d’une bonne surprise — sérendipité) et en sa capacité de rebond pour pouvoir retourner une situation au contraire désagréable.
J’ai confiance en ma capacité à rebondir dans les mauvais moments et à être agile ; et comme je fais aussi confiance aux autres, je me sens même capable de leur demander de l’aide.
Etre le pilote dans l’avion, cinquième principe de l’effectuation, c’est inventer le futur, et à sa manière.
Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve mais cela ne m’inquiète pas car j’ai précisément confiance en ma capacité à le créer.Développer une vision positive du monde (“rien n’est à craindre, tout est à découvrir” disait Marie Curie) et une confiance en l’avenir est absolument nécessaire, ne serait-ce que pour surmonter les moments difficiles, mais surtout pour s’autoriser à contrôler son destin.
Il ne s’agit pas de chausser des lunettes roses et de vivre au pays des Bisounours, mais d’apprendre à voir, objectivement, le verre à moitié plein, et surtout la source un peu plus loin :)
J’ai consacré beaucoup d’énergie ces dernières années au développement ou au retour à la confiance, au travers de différents outils. Le Summercamp du Shift en est un bel exemple, qui mélange développement personnel, co-développement, action et sérendipité. Pour les entrepreneurs d’Explore, que j’accompagne, il s’agit de lutter en premier lieu contre le syndrome de l’imposteur, que nous ressentons tous à un moment ou à un autre.
Le syndrome de l’imposteur, c’est ce doute existentiel bien connu des porteurs de projet qui se sentent fortement illégitimes pour porter leur projet.
Le syndrome de l’imposteur s’accompagne d’autres symptômes très agréables : la peur de se faire piquer son idée (“puisque je ne me sens pas légitime, quelqu’un d’autre, de plus compétent que moi va s’emparer de mon idée et réussir mieux que moi”), la peur de réussir et bien entendu l’incapacité à s’approprier le crédit et le mérite de ses réussites (“si j’ai réussi c’est surtout grâce à la chance / à quelqu’un d’autre / à un concours de circonstances”).
Bref, le syndrome de l’imposteur c’est le joli nom donné au manque de confiance en soi de l’entrepreneur.
Faire confiance a priori et se faire confiance a priori est le premier pas de l’effectuation. Les entrepreneurs experts de l’étude de Sarasvathy ont eu des années — et plusieurs expériences entrepreneuriales — pour construire cette confiance.
Dans l’entreprise et auprès des équipes que j’accompagne, le déficit de confiance est partout et sous différentes formes. Il peut être creusé par le style managérial et la relation à l’échec, eux-mêmes induits par l’histoire, les habitudes et l’héritage communs. Le déficit de confiance a priori est un modèle mental collectif très courant.
De plus en plus de dirigeants souhaitent développer une “culture de l’audace” dans l’entreprise (c’est le but de l’intrapreneuriat) mais il faudrait, au préalable et pour s’autoriser à être audacieux, avoir développé une culture de la confiance a priori.
C’est possible en développant la “présomption de réussite” couplée à la perte acceptable : croire a priori qu’on va réussir, et parce qu’on est prêts à perdre quelque chose de petit et de défini, avoir de grandes chances d’y arriver.
Avant d’oser l’audace, il faut construire un modèle mental commun basé sur la confiance.
“Les entrepreneurs ont / font confiance a priori” pourrait-il devenir le 6e principe de l’effectuation ?
En travaillant sur la confiance a priori, il ne s’agit pas de signer un chèque en blanc aux porteurs de projet, mais de permettre à chacun dans l’organisation d’activer en son for intérieur le paradigme effectual.
Steve Jobs disait “Some things have to be believed to be seen”. Il est temps d’y croire et de se faire confiance.